vendredi 29 juin 2007

6. L’idée de mariage

15 Mai — Et si nous nous mariions ? Je te vois souvent de profil rire aux éclats, la tête espiègle penchée en arrière comme pour nier le caractère enfantin de cette jovialité outrée. Le bonheur, vraiment, mélange de candeur et d’oubli du présent. Je vois tes cuisses épaisses et douces comme un symbole de maternité méritée. Ta beauté ordinaire comme le symbole même de la vie. Ta foi naïve et tes erreurs d’anglais, tout ce que j’ai cessé d’être après mes trente ans.

23 mai — Sa façon d’être vivante en rendant hommage à la vie à chaque instant… Mais, il n’y aura plus jamais rien entre nous. Je la suis, elle me fuit, cette dynamique mortelle maintenant. Mortelle pour un couple qui n’existe pas encore. Notre dernière conversation téléphonique a duré quelques secondes. …je ne sais pas ce que je fais… bye… je te rappelle… Elle n’a jamais rappelé ni moi. Je ne l’aborderais plus. Je vais laisser filer le temps. Oublier son existence et garder un brin de nostalgie pour une époque de ma vie presque vécue, mais à peine. J’ai presque trouvé du travail, je suis donc plus respectable. Mais comment lui dire ? Je vaux plus ? Je suis plus un mari potentiel qu’avant ? Je suis de l’actif mensuel dorénavant ?

Déliquescence.

29 juin — Cela fait des semaines que je rêve de t’épouser. J’ignore pourquoi.

Mais mon désir décroit quand mon amour augmente. Je me sens de plus en plus soumis à ce sentiment néfaste et stérile, qui n’a d’avenir que dans l’échec d’un désir univoque. L’amour est bien la défaite du désir, le fruit du dédain, la voix d’un égo blessé, sans doute, mais qui se refuse à le voir. Plus tu m’ignore plus je sens monter en moi un discours que je croyais mort avec mon adolescence.

Cela fait des mois que je souhaite t’épouser. D’abord j’ai attendu vainement ton retour et maintenant, je m’attends inlassablement à ce qu’il n’arrive jamais rien entre nous. Cette tension, c’est l’amour. Un désir sans objet réel, un désir faux, un désir fou, sans échéance. Un sentiment qui ne s’incarne que dans l’attente futile.

Décidément, ce pays me porte malheur en amour. C’est qu’une concurrence déloyale y opère ses dégâts. Les demandes masculines toujours plus nombreuse que l’offre féminine, et il faut pour être pris au sérieux parler de mariage, ou être rejeté. Dans l’état d’esprit de qui ne désire que du sexe. Sans quoi la performance verte d’un prétendant sincère transforme ses nobles projets en ridicule échec. Les amoureux sont maladroits. La sincérité est laide comme la vérité. Les jardins fleuris et ensoleillés ne sont qu’artifices et hypocrisie.

Je projette de disparaître de ta vie et de me déclarer en même temps. Ultime tentative. Mais non la honte et la timidité me retiendront. Et si je devais faire les frais des railleries de tes détestables amis. Ou pire celles de mon propre entourage. Un texte et si facile à publier de nos jours. Je n’en mourrais pas, mais je ne prendrais pas ce risque avant même d’être remis sur pieds. Une humiliation de plus m’abattrait en ce moment. Je préfère encore une défaite amoureuse par dépit à un scandaleux rejet public. Ma première relation m’a pris tout mon amour, la deuxième mes illusions et la dernière mes forces. Que me reste-t-il à donner ? Qu’est-je pourrais bien t’offrir sinon un collier ?

Il fallait qu’on ne se revoie plus. Mais le destin fait si mal les choses en ce que me concerne. Nous nous sommes revus et j’avais cru que tu refusais de me saluer ce soir-là. J’ai agis en sorte et passé mon chemin. La semaine d’après, tu es venu me voir une pointe de culpabilité en trop, en présence de ma mère et de ma sœur, la politesse de rigueur a pris le dessus sur l’orgueil. Et nous revoilà nous saluant comme deux bons vieux amis. Tu m’as vu samedi dernier, mais le temps de t’en rendre compte, j’étais trop loin… Pourquoi cet heureux malentendu n’a-t-il pas achevé notre pauvre relation ? Les choses étaient au plus mal entre nous et c’était bien ainsi ; j’avais même réussi à me convaincre que tu pouvais être détestable et mauvaise. Cela me donnait enfin une raison suffisante pour te quitter sans remords. Rappelle-toi bien, un malentendu et nous nous sommes mutuellement insultés au téléphone. Mais comme je te trouve belle. J’ignore pour quelle raison ton regard fuyant exerce sur moi une sorte d’attraction imparable. Tu es terriblement jolie, sans doute parce que tu ignores à quel point.

Le 21 juin dernier, nous nous sommes encore revu. Quel désastre ce fut ! Je t’ai planté une fois, et toi trois fois. Sauf que je l’ai fait par maladresse, je devais saluer d’autres gens et toi par négligence, inadvertance, mépris ? Je n’ai pas saisi. N’aurions-nous pas dû sympathiser de nouveau et retrouver l’allégresse de notre rencontre ? Pour couronner le tout, il fallait que tu partes sans même me saluer. Je ne sais plus comment agir en ta présence. Faudrait-il qu’à chaque fois que nous nous voyions, nous nous saluions à la hâte ou de loin comme des collaborateurs courtois ? Échanger salutations rapides sans jamais plus dépasser ce cap ? De quelle nature est notre relation au juste ? Pourquoi serait-il nécessaire de se dire bonjour encore ? Après tout nous ne sommes presque redevenus des étrangers l’un pour l’autre.

T’épouser ou rien.

Tu t’en iras bientôt, comme un mauvais souvenir ou un petit cauchemar.

Et je classerais ta mémoire dans le tiroir de mes erreurs de jugements et des malentendus.

J’aimerais tant te détester. Fais-moi une faveur : redeviens détestable et disparais !

lundi 7 mai 2007

5. Non


4 mai — Elle a dit non, non et encore non. Elle a dit non a mes plaisanteries salées. Non à mes invites courtoises. Non à ce que l’on se voie cette fin de semaine. C’est bien drôle. J’ai en mémoire un phrase tirée d’un film américain « rien n’égale la vengeance d’une femme » (La guerre des Roses). De quelle type de vengeance serais-je victime ? Le fait de la courtiser tout en ayant des amantes ? Ce n’est pour moi qu’une courte revanche sur de longs mois de solitudes. Cela fait seulement deux semaines qu’elle revenue de son pays natal et je me sens vieilli de dix ans. Son absence épuise toutes mes énergies. Ses refus. Mais quoi ? Devrait-elle se plier à mes caprices ? Me voir plusieurs fois par semaine parce que simplement je le désire ? Et disparaître quand je serais lassé ? Et que serais-je pour imposer de telles revendications ? Non, c’est elle qui a dit non. Je dois me rendre à l’évidence. Elle me l’a répété aujourd’hui. Pas même sous forme de plaisanteries, elle n’est prête à accueillir mes avances. Parfois, je suis persuadé que ces sentiments sont à l’image du vide qui occupe ma vie de dandy pauvre. Je dois être cela, une sorte de petit dilettante des quartiers moyens. N’ayant rien d’autre à faire que de penser et d’apprécier des plaisirs simples mais de façon multiple ; aux sentiments étirés dans le temps et l’espace, aux activités répétées dix fois le jour et la nuit. En une sorte d’obsession en quête de plaisirs perdus. La compulsion à ceci d’honnête qu’elle révèle son objet. Je dois donc aimer cet objet, n’est-ce pas ? Non, dit l’ennui, simple fruit de la solitude. Mes draps sentent encore le parfum d’une amante et mes pensées tout imprégnées de ma bien-aimée. Entre les deux, mon esprit vague sur la mer des possibilités.

5 mai — Que ferais-je, que serais-je bientôt ? Au bac, je n’avais pas eu mon bac car, je ne comprenais rien aux principes et aux applications de la dérivation. Aujourd’hui je comprends, j’incarne une fonction dérivée de la société. Un impromptu futile. En d’autres temps ou lieux j’eus été décimé pour infructuosité. En publiant les présents écrits, je suis devenu l’otage de ces sentiments. Si je ne l’aimais plus ou si elle répondait favorablement à toutes mes demandes, qu’aurais-je bien à raconter ? Je me demande maintenant comment cette réflexion influera sur mes « sentiments ». Et si je l’épousais, ce serait bien la mort de l’art.

6 mai — Il faut donc que je continue de l’aimer, du moins que je m’y efforce. Rien n’est plus fictif qu’un authentique journal intime. Rien n’est plus fictionnel, en ce sens qu’il met en scène un Moi transfiguré par les exigences de la lettre et celles du genre. Tantôt nous avons encore parlé au téléphone. Nous sommes dimanche, elle avait un dîner. Elle a donc décliné mon invitation. J’ai le sentiment qu’elle n’aura plus jamais aucun temps libre pour moi. Je sais dans quelle dynamique je nous ai entraîné. Celle du déséquilibre stable, celle de l’inégalité. Il en va de même pour le monde et l’amour. Aujourd’hui, les psychologue appellent cela « dépendance affective ». C’est moins romanesque mais plus vrai. Comme toute dépendance, son terreau est le vice, la solitude, l’inoccupation, ou l’orgueil blessé. Quatre soirs de fête d’affilés, une gueule de bois permanente tout au long de la journée et des images-éclair d’elle. De ses sourires qui me font croire que le bonheur existe encore, et qu’elle serait une épouse idéale. Comme l’amour, le bonheur est une croyance. Il ne vous arrive que si vous y croyez. Il est un acte de courage car, il est plus vertueux de rire que de se plaindre, plus difficile et de vivre que de mourir. Nombriliste ce texte ? Non, phallique. Ce texte entre en érection et se rétracte de nouveau.


vendredi 4 mai 2007

4. Le dîner aux chandelles

Ces petits délices de moments qui précèdent un plat de résistance. Elle est là, en bas, elle m’attend dans sa voiture.

Elle a de grandes mains car c’est une grande fille. Un visage aux traits parfois masculins, surtout lorsque ses cheveux sont ramassés en arrière, un petit ventre, et un très léger embonpoint. Sa mâchoire inférieure est un peu proéminente et les incisives inférieures mal rangées. Je me sens comme un boucher.

Tout est dans ses yeux. Un tout petit strabisme et des coups d’œil furtifs lui assurent un charme indéniable. Je suis quand même bien déçu. Mais cela n’est que le physique. Ce n’est pas le plus important. Le plus important c’est son catholicisme chevronné dont nous parlâmes une moitié de la soirée. Le reste c’est l’importance que sa famille représente dans sa vie. Ses sourires magiques, je les ai rarement vu. Pas plus qu’une simple trace de coquetterie. Des boucles d’oreilles lui auraient bien fait. Elle reste belle. Je crois qu’elle voulait ne pas plaire et c’est réussi.

Raccompagné chez moi j’avais l’intention de lui offrir un collier de pierres polies destiné à une autre. J’ai longuement hésité entre lui présenter la chose comme un mensonge et lui assurer qu’il a été acheté à la montagne à son attention à Noel 2006, ou lui dire toute la vérité, qu’il était destiné à une autre qui n’a plus grande importance et qu’il me ferait plaisir de le lui offrir à elle maintenant. J’ai préféré lui dire simplement merci pour la soirée. Curieusement, je pense à elle depuis que je suis rentré. Comme épris d’elle. Pourtant, certains de ses gestes m’ont quelque peu gênés, comme ce briquet avec lequel elle ne cessait de brûler les emballages de nos paquets de cigarettes, cette bougie dans laquelle elle n’arrêtait pas de recueillir la cire avec son index gauche et jouer avec pendant que j’essayais de capter son regard définitivement absorbé par cette tâche ingrate. Ce cœur enfin qu’elle m’a fabriqué avec le plastique de l’emballage fondu. Ces trucs de gamins, ce gaspillage. Je tiens à mes briquets bordel! Quand à quatre heure du matin je serais en panne de feu, je penserais à toi bébé. Enfin, sa décision d’aller au cabaret en compagnie féminine et sans moi surtout. Pourquoi donc? Elle avait pourtant bien compris que j’aimais bien l’endroit. J’avais cru comprendre hier au téléphone qu’elle me gardait sa soirée. Mais non, elle avait deux autres rendez-vous. Un qu’elle a dû annuler et un autre qui lui a permis de me zapper. J’ai dis littéralement : « Excellente soirée, merci beaucoup, à la prochaine j’espère ». Je ne sais pas encore si j’ai menti en disant « excellente soirée ». De profil, dans son auto, elle redevient merveilleusement belle, comme si elle oubliait de s’enlaidir pour moi, et que ce faisant elle recouvrait toute sa superbe. En vérité il faut rendre hommage à son petit nez. Il n’est pas retroussé, il est aquilin je crois, mais tout petit et ses petits yeux jolis, séparés par une distance juste gratifient cet adorable minois d’une belle harmonie.

Je n’aime pas les filles avec de grandes mains. Dans le meilleur des cas je ne les prendrais pas souvent. Et nos enfants ils auraient des grandes mains aussi ? Mes filles ?

Plus que toute chose j’ai le désir de la revoir. Mais il faudrait rapidement passer aux actes. Je ne pourrais pas souffrir longtemps sa présence sans un rapport charnel. Ce soir je ne l’ai pas désiré. Mais simplement désiré toucher son ventre un peu bombé. Ses lèvres sèches ne donnaient pas envie de les embrasser. Et bien qu’elle fut légèrement saillante, sa lèvre inférieure, quand elle l’humectait avec sa langue, transformait son visage et ne manqua pas d’attraits. Une fois face à face, au tout début du dîner, j’ai bien failli commettre de lui dire qu’elle aurait dû mettre du rouge à ses lèvres. Je me suis bien rattrapé plus tard en lui demandant si finalement oui ou non elle s’épilait. C’est tout moi. Il faut toujours que je commette une bourde au pire moment — peu avant notre départ — alors que je m’en suis gardé toute la soirée. Je pense que ça ne l’a pas dérangé trop.

Et elle ? A-t-elle montré quelque signe de désir, quelque attirance envers moi ? Je pense qu’elle ne tenait pas même à ce qu’on se fasse la bise. Un moment en sa présence je me suis senti vieux et je n’y croyais plus du tout. Le charme ça se travaille. Comme lorsqu’elle a accroché sur mon « accent canadien », et que j’ai détourné la conversation. En effet je préfère ne pas parler de cet ogre pour le moment ; il m’a tout pris. Mais bon. Il se trouve qu’elle aime les voyages et le Canada semblait l’intéresser. Mais de quoi aurais-je pu parler ? De mes échecs, de mes études ? Des meilleurs moments ? Ceux où j’avais décidé de vivre pleinement ma jeunesse après avoir quitté mon ex ? Lorsque je changeais d’amante trois fois par semaine et que je buvais de la bière plus que l’eau. Cette période qui fera probablement de moi un mari infidèle, un amateur de variété ?

Je ne sais plus. Je l’ai attendue quatre mois durant et elle me plait assez peu. J’ai pourtant peur du jour de son départ dans huit mois. Si elle ne tombait amoureuse du pays et de moi quel avenir aurions-nous ? Je veux dire dans le meilleur des cas. Et puis comment vivre avec une fille aussi demandée socialement ? J’aurais beau ne pas être jaloux, il y a des moments dans la vie… Des moments de doute, et des moments de tentation. Et nos enfants, ils auraient une double éducation religieuse ? Ses parents le prendraient bien mal. Les miens non. Et que viennent faire de telle idées alors même qu’elle m’a maintes fois signifié son refus de me prendre pour simple amant. Elle dût avoir raison, ayant affirmé que j’aimais le refus et que « c’était mon orgueil qui parlait ». Peut-être, et après ? Je l’aime, mon orgueil.

La contacter sera possible dans trois heures. Je suis curieux de savoir ce que j’aurais à lui dire. Probablement lui rendre service pour me faire gentil et, je ne devrais pas le dire, lui faire sentir qu’elle a une dette envers moi. C’est pourtant universel : quand on ne plaît pas par soi-même, on se cherche d’autres qualités, qu’on les ait ou pas ; et on devient inévitablement débonnaire.

3. Nous reverrons-nous un jour?

Elle est là devant toi. Accessible toute la journée. Mais tu sais qu’elle dira non. Alors tu t’essaie toute la journée par des petits mots détournés et tendres de la séduire. Tes subterfuges ne mènent à rien. Ils sont aisément repérés. Toi seul les crois efficaces, mais personne n’en est dupe. C’est en cela que tous les amoureux sont ridicules. Les mouvements de leur âme, les mouvements de leur être, ils vont, ils viennent, partent et reviennent sur leur pas, jamais convaincu d’abandonner, jamais certains de leur destinée. Dans l’attente et le doute, les hésitations, et parfois le désarroi. Secrètement ils exultent, si seulement l’impossible avait lieu… Car c’est bien cela qui est infiniment désirable, ce qui est définitivement refusé. « L’homme brûle de faire ce qu’il redoute le plus » disait Tadié. Tu ouvres une fenêtre de conversation, mais tu n’oses plus. Assez des échecs! Pourtant tu y penses toute la journée, tu crois, en ton for intérieur, que les choses dépendent de toi et refuses de concéder à l’autre sa part de responsabilité. En cela les amoureux sont tyranniques.

Maintenant, la paralysie. Tu souhaites, mais tu ne peux plus rien d’autre. Elle a gagné, tu es muet. Tu ne diras plus rien sinon intérieurement. Dans une dernière hésitation tu dis quelque chose, le moins possible car, tu n’as plus rien à dire, le courant ne passe pas. Ce soir tu prendras la décision d’abandonner, comme hier. Demain tu recommenceras. C’est ce que Camus appelle le mythe de Sisyphe.

Mais non tu es un chasseur, et un chasseur ne lâche pas, tant qu’il a sa proie en vue, mu par une force insondable, même dans le plus grand désespoir il trouve la force de persévérer. Pour l’honneur. L’amour est un déséquilibre stable. Mort au combat… plutôt que d’avoir déserté. Le voilà qui voit la chose sous un angle nouveau. Cette femme tant aimée pour laquelle il disait n’avoir que de bonnes intentions lui paraît maintenant comme une simple bête qu’il faut traquer, un ennemi de guerre qu’il faut combattre ou mourir.

2. La période de doute

Je dois m’avouer vaincu. Je dois admettre que tu as résisté à toutes mes avances. L’ivresse enivrante du début laisse aujourd’hui place au doute, à la fragilité et à l’attente, péché de l’amour. Le mal-être remplace l’envoutement, avec un sentiment permanent de désir mêlé de frustration. Une lourde mélancolie maladive me pèse, plus forte que l’amour légère et passagère de l’éclosion. Les fleurs se fanent aisément. Avec toi, toute mon enfance s’abat sur moi comme une cargaison de souvenirs lointains. Et je suis là contemplant l’œuvre de ma vie empêtré jusqu’au cou encore plus incapable d’avancer qu’avant. C’est un brutal retour. Une immobilisation néfaste, un sentiment destructeur et rétrograde. Non je dois renoncer à toi. Après tout, je ne manque de rien. Mais pourtant, tu es là, périodiquement. Sinon ivre, je pense à toi, sinon endormi, je rêve à toi, si tu n’es pas là, tu es partout. Dans cette cigarette que je fume et que tu fumes aussi. Dans cette bière que nous avons bue ensemble au bistrot. Je crains de commencer à aimer ton indifférence plus que tes charmes réels. L’abandon, disait Proust, rend plus amoureux que l’être.

Tous les matins que Dieu fait, j’ouvre le programme de clavardage et attends secrètement ton entrée en ligne. Quand parfois tu te connectes, je ne manifeste pas ma présence et demeure masqué des heures durant, parfois un jour. Je le sais, je n’ai rien à dire d’intéressant car toute la société condamne ma condition d’être désœuvré. Alors j’attends vainement la nuit impatiemment que nous nous revoyions et que l’alcool nous remette dans les mêmes dispositions que le premier soir, mais non, rien de tout cela n’aura lieu. Si même nous nous revoyions, je ne serais plus le même, ni toi, ni nous. Ce nous que je suis seul à prononcer, ce nous qui nous sépare depuis le début. Jamais je ne t’ai désiré réellement. Ce doit être ça l’amour, penser à toi sans te sexualiser.

Mais non, plus rien de ces amours délicieuses et sans amour. Ne reste que l’obsession, la grande course au plaisir quand le plaisir n’est plus. Pourtant cette inactivité m’est très précieuse pour le moment. Jamais je n’ai eu autant besoin d’isolement et de temps. Je me recueille, je lis, j’écris, je me retrouve peu à peu. Tantôt je me suis projeté quelques mois en avant ; je te rencontrais sur cette terrasse lumineuse en présence ma fiancée radieuse et je te trouvais terne, adolescente, peu attrayante, nous échangeâmes tous deux salutations et courtoisies, et nous partîmes elle, et moi sans conviction. « L’amour n’existe pas » avions-nous convenu toi et moi. Entre nous il n’existera donc jamais. Aucun regret, le simple et léger effluve d’un souvenir dont je ne sais plus s’il est agréable ou non. Le temps d’y penser et l’oubli le submerge. Au loin nous voyons les avions décoller les uns après les autres. Un moment j’en oublie qui ma femme et moi étions venus raccompagner à l’aéroport. Ma femme… Tiens, j’ai déjà oublié que nous n’étions que fiancés. Peut-être bien toi finalement, ou ton souvenir ? Toi qui aime tant les départs ; un dernier hommage en signe de respect, un soupçon d’admiration, un air d’incompréhension. Le monde est bien trop petit. Notre rencontre n’avait pas lieu d’être. Dire que je voulais que ce soit toi, ma femme… Voilà c’est toujours ainsi. Cette tension entre l’attente d’un côté et le harassement de l’autre. Non, notre relation ne sera jamais qu’un recueil de pensées et d’aphorismes, d’espoirs rompus et de vains souvenirs. Un recueil que tu ne liras jamais sans doute. Tu t’en iras, j’aurais le souvenir d’avoir aimé sans foi, gage d’un éternel recommencement. L’espoir fait vivre, dira-t-on.

1. Une rencontre impromptue

Elle a vraiment un visage fin ; sans éclat et des yeux discrets, ce qui lui donne moins de brillant et plus de charme. Un visage aux traits fins, le nez droit et court d’une enfant, et une joie de vivre que semble dire tout son corps. Tout son être est ravi, réjoui, radieux, exalté et, tourné vers le ciel. Jamais son regard ne se porte en-deçà de l’horizon, jamais son visage ne cesse de sourire à la vie. Aimée de toute part ; par ce photographe amoureux qui la magnifie lui aussi un petit peu, comme il le peut. Il faut la voir tenir une enfant dans ses bras et comprendre à quel point son bonheur est contagieux. Du petit doigt de la main caresser le ciel dans lequel elle baigne, ivre d’extase. Si dans un groupe vous ne pouvez la reconnaître à cause de son turban touareg, cherchez le visage le plus souriant ou le seul souriant, ce sera elle. Si dans un ensemble de femmes mondaines et très belles elle vous semble la moins lumineuse, c’est qu’elle est la plus belle d’entre toutes, mais aussi la plus discrète. Et c’est dans la nature elle s’incarne le plus pleinement. Sur les dunes ou dans les vagues, à chameau ou à cheval, vêtue ou dévêtue, son âme exulte, son regard exalte l’astre du jour, alors que son visage regorge de lumière. C’est là qu’elle sourit à tout ce qui existe et transmet à tout ce qu’elle touche sa voluptueuse chaleur.

Le charme mat des brunes plutôt que la brillante fadeur des blondes. Basanée, discrète, monochrome. Mais les traits sûrs et le regard espiègle et complice lui donnent cet air de candeur oubliée. La fraîcheur d’une source que nourrit seul le bonheur d’être. La force vive d’un électron libre. Qu’elle avance, recule, la grâce est derrière elle.

Pardonne-moi mais je ne te mériterais jamais. Tu es trop heureuse pour moi. Et j’en ai perdu l’habitude. Je n’ai jamais été aussi heureux que tu l’es. Tu pourrais te faner, à notre grand malheur.